RT AFRIQUE ET AFRICA CONNECT
Journaliste : Mme Samantha RAMSAMY
Invités :
- Dr Yves Ekoué AMAÏZO, économiste et Directeur de Afrocentricity Think Tank, un groupe de réflexion et d’action, www.afrocentricity.info.
- M. Adama GAYE, écrivain, journaliste et spécialiste des relations sino-africaines (prière écouter le débat).
Emission : AfricaConnect
Date : 24 avril 2023 mise en ligne le 30 avril 2023
Débat et Podcast : https://youtu.be/hjwFOcrNEvQ
1. Lors La sortie du Fcfa cristallise les débats panafricains et souverainistes : avez-vous le sentiment aujourd’hui dans un contexte de plus en plus multipolaire que tout le monde est unanime ou au contraire c’est encore un débat qui divise ?
YEA. Merci pour l’invitation et bonjour à mon frère et ami co-débatteur et aux téléspectateurs. La sortie du signe monétaire que constitue le Franc CFA est une revendication ancienne, même si certains Africains panafricanistes et souverainistes, avec des médias indépendants peuvent rappeler cela à la conscience des peuples et des dirigeants africains. Ce n’est pas un débat puisqu’il y a une forme de consensus sur la recherche d’une alternative au Franc CFA, ce depuis plus de 60 ans. Je vous rappelle que le premier Président togolais Sylvanus Olympio a été assassiné principalement pour avoir voulu créer une monnaie togolaise et donc s’affranchir de la tutelle monétaire française.
Il n’y a rien de nouveau mais la diffusion de la contestation s’amplifie. La réalité est l’incapacité des dirigeants africains depuis 1963, année de la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à mettre en place la monnaie commune africaine adossée à une matière première contrôlée par les pays africains et les institutions monétaires indépendantes, dont la banque centrale africaine, le fonds monétaire africain et les banques secondaires d’appui au développement. Le débat porte sur l’alternative pour mettre fin à l’utilisation d’une monnaie coloniale sans son créateur et propriétaire qui est la France, et qui exerce sa tutelle via l’administration française du Trésor, sous-traitante de la Banque de France et de la Banque centrale européenne.
En fait, l’erreur c’est l’incapacité des élites africaines de la sous-région à nommer correctement ce signe monétaire. Il s’agit de l’Euro-CFA. La faillite des organisations nationales, régionales et continentales à avancer sur le sujet constitue le fond du problème. J’ai d’ailleurs dirigé un livre collectif intitulé : L’Afrique est-elle incapable de s’unir ? Lever l’intangibilité des frontières et opter pour un passeport commun. Editions l’Harmattan, Paris, 2002. Sur la question de la monnaie, le livre est toujours d’actualité. La subsidiarité vers les organisations sous-régionales ou continentales n’a pas fonctionné à ce jour.
2. Particularités du Fcfa : parité avec l’euro, impression des billets par la Banque de France, les réserves de devises détenues par le Trésor français ; conclusion selon l’ONU, les pays qui utilisent cette monnaie sont parmi les plus pauvres du monde. Ce serait intéressant d’expliquer pourquoi et comment le Fcfa empêche leur développement ?
YEA. Le FMI prévoit que l’économie de l’Afrique subsaharienne connaîtra une croissance de 3,6 % en 2023. Le taux pour la zone franc est estimé à 4,4 % avec une grande disparité entre celui de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) estimé à 5,7 % et celui de l’Afrique centrale (CEMAC) autour de 2,4 %. Rappelons l’exemple de la Chine qui a réussi à sortir la majorité de sa population de la pauvreté en stoppant la corruption, en investissant en Chine notamment dans les infrastructures, l’industrialisation, la logistique avec en filigrane la formation et l’emploi.
La souveraineté passe par l’autonomie territoriale ou militaire d’une part, et l’autonomie monétaire, bancaire et financière. Dès lors que les deux grands axes de la souveraineté sont dans les mains de la France et accessoirement de l’Union européenne et l’OTAN, il n’y a pas de souveraineté. Aussi, les stratégies suivies par la Chine ne peuvent pas être suivies dans les pays de la zone franc. Les accords secrets de défense et d’obligation monétaire sous tutelle et au profit de la France sont à la base de l’usurpation des richesses créés en Afrique et transférées vers le pays agissant en son nom propre comme au nom de l’Union européenne et même de l’OTAN.
Pour faire simple, il s’agit d’un système hérité du nazisme allemand et plus profondément de la colonisation et qui a pour objet s’approprier les richesses dans ces pays sous des formes de plus en plus subtiles en utilisant les courroies de transmission que sont devenues certaines élites africaines qui ont choisi la sous-traitance occidentale en contrepartie de leur maintien durable au pouvoir, y compris en y associant les militaires non républicains.
Les transferts des richesses vers la France sont facilités par l’absence de risques de change, un paiement illusoire sous forme fiscale et un système de privatisation qui a transformé l’Etat en zone franc en une forme d’annexion et contrôle des élites qui ont choisi de servir des étrangers et eux-mêmes, le tout aux dépens des peuples africains. On pourrait aller dans le détail. Mais, il suffit de rappeler que la transformation des matières premières en Afrique, qui pourrait générer la création d’emplois décents avec un pouvoir d’achat décent, est l’objet d’une interdiction non écrite, même si ici où là, on peut relever quelques exceptions que les médias politiquement corrects et formatés nous ressassent à longueur de journée.
Mais selon les statistiques publiées par la Banque mondiale en 2023, la valeur ajoutée manufacturière de l’Afrique subsaharienne n’a pas réussi à dépasser les 10 % dans la part de la richesse créée (Produit intérieur brut) entre 2010 et 2020. Au sein de la zone Franc, elle varie entre 3 % et 7 %. Aussi, la question n’est plus de savoir qui empêche un développement extraverti des économies africaines, togolaises en particulier, car cette responsabilité incombe principalement aux dirigeants africains eux-mêmes, mais comment s’organiser pour reprendre le contrôle de la création de valeurs ajoutées et de richesses partagées en Afrique et pour les Africains.
En guise d’exemple de ce que le Togo aurait pu faire, la Mauritanie a quitté la CEDEAO en 2000 pour créer sa propre monnaie et s’en porte à merveille et demeure indépendante et souveraine au plan monétaire.
Un Ouguiya mauritanien (MRU) est équivalent à 0,026 Euro et 1 Euro (EUR) = 37,62 MRU (29 avril 2023) alors qu’il était de 38,16 MRU il y a un an, le 29 avril 2022 et après un pic de 39,86 MRU au 13 décembre 2022. Sur la durée, l’Ouguiya mauritanien demeure stable et le pays jouit de sa souveraineté monétaire depuis 23 ans.
3. Aujourd’hui vu d’ailleurs, comment est perçue cette monnaie le Fcfa ? Où en est la réforme de l’Eco ? Expliquez-moi comment l’Eco qui conserve une parité fixe avec l’euro peut être une alternative au Fcfa dans une zone qui compte 15 pays avec 8 monnaies différentes utilisées au Nigeria en Gambie au Libéria au Ghana, en Guinée Bissau, au Cap vert, en Sierra Leone ?
YEA. En fait, la perception dépend de celui ou celle qui parle. Les élites dirigeantes africaines en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Togo, au Bénin ou au Niger sont de grands soutiens de ce système qui permet un soutien en retour de la France pour leur maintien au pouvoir. Mais pour une grande majorité du Peuple africain, il s’agit d’une monnaie d’usurpation et d’échange inégal, d’usurpation et de servitude.
La réforme de l’ÉCO, monnaie dite « unique » de la CEDEAO est au point mort. Les chefs d’Etat des quinze Etats de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest ont annoncé le lancement de leur monnaie unique dite ECO en 2027 sur la base d’une feuille de route. Ces mêmes chefs d’Etat ont omis de créer au préalable la zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest qui aurait dû être en place depuis 2014, la Banque centrale communautaire et le Fonds monétaire africain de la sous-région… Il ne faut même pas que l’absence de convergence en CEDEAO de plusieurs critères économiques et financiers dont l’inflation, la dette, les réserves et le taux de croissance pose problème. En filigrane, c’est la volonté politique qui manque face à un Nigeria qui pourrait apparaître comme ne voulant défendre que ses propres intérêts dans cette aventure régionale.
La parité fixe ne peut en aucun cas constituer une alternative pour une autre monnaie. Il faut donc évoluer vers un panier de monnaies, mais il faudra choisir des monnaies de pays avec lesquels les pays africains et ceux plus particulièrement de la CEDEAO, et plus largement du continent africain, commencent effectivement sur des bases du gagnant-gagnant.
4. En Afrique centrale également une réflexion est en cours, que faut-il en attendre ?
YEA. Pas grand-chose car il n’y a pas, à ma connaissance, une véritable volonté politique. Mais, des tentatives de s’extraire du joug monétaire français via le contournement du FCFA pour des paiements en crypto-monnaies sont en cours notamment en République centrafricaine. Les liens soutenus de plusieurs de ces pays avec les organisations de Bretton-Woods à savoir le Fonds monétaire international et le Groupe de la Banque mondiale entre autres, pourraient aussi conduire à expliquer cette déficience dans la volonté politique commune en Afrique centrale.
5. Selon vous, la cryptomonnaie, est-ce une alternative fantaisiste ou au contraire crédible ? Le cas de la RCA est intéressant avec le Sango coin. Toutefois, le bilan est mitigé pourquoi cela ne marche pas comme prévu ?
YEA. Il y a un véritable problème de compréhension de ce que constituent les crypto-actifs et crypto-monnaies pour les pays africains. D’ailleurs, je fais des conférences sur le sujet pour faciliter la compréhension de certains décideurs africains et surtout éviter les erreurs. La réalité sur le terrain est que la cryptomonnaie ne circule pas dans les mains de la citoyenne ou du citoyen centrafricain. Il s’agit là encore d’une utilisation par les élites au pouvoir. Il ne s’agit pas d’une alternative pour le Peuple, mais une possibilité de contourner les interdictions et les blocages du système de la zone franc. L’alternative passe par une architecture monétaire, financière, technologique et bancaire. C’est ce que j’offre comme formation.
Le bilan est mitigé car il y a eu un problème de mauvaise compréhension et surtout de la précipitation. Par ailleurs, l’objectif premier de tout changement d’une monnaie vers une autre, est d’assurer la stabilité et le pouvoir libératoire de cette nouvelle monnaie. Ce n’est pas tout à fait le cas pour le Sango Coin de la Centrafrique.
6. Malgré les difficultés, les pays qui misent sur la cryptomonnaie persistent. Que doivent-ils améliorer ?
YEA. Je ne suis pas si sûr que les dirigeants africains soient des adeptes de la cryptomonnaie. Personne ne persiste vraiment. Mais chacun cherche pour le moment à contourner toute l’architecture des banques centrales de la Zone franc (BEAC en particulier). Pour l’amélioration, il est d’abord nécessaire de comprendre ce qu’il y a à faire. Je délivre des formations et des conférences à ce sujet. Cela passe par la mise en place d’une architecture holistique (monétaire, financière, technologique et bancaire) avec un ou des partenaires stratégiques. Cela ne se fait pas par un simple décret ou décision politique. Tant que l’objectif recherché est de contourné le Franc CFA et non pas de mettre en place des institutions monétaires, bancaires et financières dignes de soutenir la souveraineté de ces pays, il faut croire que l’utilisation de la cryptomonnaie soit limitée à quelques élites et conduisent à un manque de transparence qui pourrait devenir contreproductif à moyen-terme. Il faut mettre l’accent sur la compréhension holistique du sujet.
7. Il existe des réflexions pour sortir à la fois de cette dépendance à l’Euro mais aussi au Dollar, que pensez-vous de ce fameux panier de devises des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dont on parle de plus en plus ?
YEA. Le panier des monnaies des BRICS Plus est une alternative crédible. Encore faut-il que les dirigeants africains s’organisent pour y participer et surtout respectent les conditions de fonctionnement que sous-tend un tel système. Au demeurant, si l’Afrique avait réalisé sa monnaie commune prévue depuis 1963, l’intégration au panier de devises du BRICS Plus serait facilité.
8. Dans le sillage de la dédollarisation, chose intéressante : la Chine et la Russie seraient enclines à adosser le Yuan et le rouble à l’or : quels seraient les avantages pour la monnaie ouest-africaine d’être adossée à l’or ?
YEA : Il s’agit de retrouver la stabilité de la monnaie et d’assurer des échanges en termes de compensation sur la base de l’équité. Avec le dollar et l’Euro et les taux de changes flottants, il n’est pas possible de faire des compensations sur la base de l’or… En réalité, c’est le retour de la monnaie marchandise dite l’équivalent général. C’est l’étalon or, sauf que cela risque de se pratiquer dans un réseau fermé avec une obligation d’avancer vers la digitalisation, l’utilisation de la technologie de la blockchain, le démarrage dans des réseaux fermés, la mise à disposition de l’énergie, la sécurisation de l’approvisionnement en énergie ainsi que des données confidentielles, etc.
L’avantage principal pour une monnaie commune ouest-africaine indépendante de la France et de l’Euro serait le gain en souveraineté monétaire et la fin des usurpations liées à la violence de la monnaie du seul fait de la domination militaire, que ce soit pour le dollar américain ou l’Euro.
9. Frappée par des sanctions la Russie a lancé son propre système SWIFT, son propre réseau de transfert interbancaire, la Chine a suivi, faut-il encore voir cela comme une opportunité pour les pays ouest-africains de la zone Franc ?
YEA. La Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication est une entreprise privée. C’est l’entreprise qui répertorie l’ensemble des codes SWIFT des opérateurs bancaires du monde entier. La réalité est qu’elle peut bloquer vos transactions de manière arbitraire. Plusieurs banques russes sont exclues sauf par exemple Gazprom Bank qui livre du pétrole et du gaz à l’Europe. Aussi, des systèmes alternatifs sont en train de voir le jour.
10. Sortir du Fcfa et pourquoi pas un jour un système SWIFT (Society of Worldwide Interbank Financial Telecommunication) africain ?
YEA. Il faudra construire l’architecture monétaire, bancaire et financière africaine auparavant et la conduire avec les pays membres du BRICS Plus. Plus de 13 pays souhaitent rejoindre les BRICS et vraisemblablement au moins trois rejoindront d’ici la fin de l’année 2023. Or, il n’y a pas pour le moment une véritable volonté des dirigeants africains, sauf l’Afrique du sud. Une des alternatives consiste à opter pour une période de transition. Ce sera donc une intégration dans l’un des systèmes alternatifs au SWIFT à savoir : le système de transfert de messages financiers de la Banque de Russie (SPFS – System for Transfer of Financial Messages créé en 2014) ou celui de la Chine (CIPS – Cross-Border Interbank Payment System) opérationnel depuis 2015 par la Banque Populaire de Chine. L’Inde et de nombreux pays ont accepté d’utiliser l’une ou l’autre de ces systèmes alternatifs. En filigrane, c’est aussi la participation au sein d’un réseau utilisant une nouvelle technologie dite du « blockchain » qui va permettre une intégration rapide des systèmes existants russe, chinois et indien, et peut-être bientôt, le Brésil et l’Arabie saoudite et d’autres…
Ce sont les « sanctions » et le gel des avoirs russes par les Etats-Unis et l’Union européenne qui ont conduit les banques russes à opter pour le système de paiement interbancaire transfrontalier chinois CIPS. Ce système de paiement est utilisé pour le règlement des prêts ou crédits internationaux en yuan et les échanges liés à l’initiative “Belt and Road”, la fameuse ceinture économique de la route de la soie » ou l’initiative « ceinture et route ».
Le système SWIFT verra graduellement son hégémonie se réduire au profit des systèmes alternatifs de messagerie dans un monde multipolaire. Tout va dépendre d’ailleurs du coût de toute transaction financière des flux monétaires internationaux. Par ailleurs, les opérations de compensation directe avec la Chine dans la monnaie chinoise ne peut que conduire le Yuan chinois à devenir, ce rapidement, une monnaie de réserve mondiale à part entière. Si les BRICS Plus décident finalement d’opter pour une monnaie commune adossée à une matière première qu’est l’Or, il faut croire que l’hégémonie du dollar américain ira en s’amoindrissant. Autrement dit pour de nombreux pays, l’influence et la dépendance envers le dollar américain ne peut que faciliter l’avancée vers la souveraineté monétaire des pays du BRICS Plus.
Plus que de sortir du Franc CFA ou de continuer à être alignée sur les monnaies comme le dollar américain ou l’Euro, il s’agit d’opter pour un partenariat stratégique au plan monétaire, tout en organisant son infrastructure monétaire et holistique au plan national, régional et continental. Cela demande de l’anticipation, de l’expertise. Il s’agit d’un processus qui ne peut réussir qu’avec l’appui de partenaires alternatifs et ayant les mêmes objectifs de souveraineté monétaire.
Je vous remercie pour l’invitation.
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24 avril 2023 et mise en ligne le 30 avril 2023.
Dr. Yves Ekoué AMAÏZO, Directeur de Afrocentricity Think Tank
Contact : yeamaizo@afrocentricity.info
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