L’histoire des peuples est souvent émaillée de grandes périodes d’incertitude et de désarroi. C’est en ces moments que le génie créateur des uns et des autres se met en branle, aidé des expériences universelles ayant traversé le temps, afin d’imaginer des solutions ou des approches honorables qui restitueraient la noblesse de la chose publique sans brimer celle des citoyens. Dans un monde où nous est servie l’illusion quotidienne que nous connaissons tout et survolons l’univers entier sans avoir quitté le confort de nos fauteuils, il devient urgent d’appeler la pensée pure et la sagesse collective à l’aide de nos désillusions, appeler les Togolaises et les Togolais à l’aide du Togo politique qui se noie littéralement sous nos yeux. Le temps est venu pour une Commission politique ouverte sur l’avenir du Togo; tant, les lendemains des élections présidentielles et des grands rendez-vous se suivent et se ressemblent. Le Togo a mal à lui-même. Et les citoyens doivent pouvoir nommer ce mal et être écoutés respectueusement. Et ce mal doit être adressé et soigné; ce que manifestement aucun dirigeant politique n’a pu faire seul, qui soit-il. Encore une fois : « Il est trop tard pour être pessimiste! » Le temps est alors à la créativité politique dans la réflexion et dans l’action.
À Barack Obama dernièrement, il était demandé de faire un tour dans les bibliothèques, confrontés qu’il était à de nombreux défis : espions russes, déficit, chômage, Général McChrystal, marée noire, baisse de popularité, etc. Un mois plus tard, le 9 aout 2010, je prenais appui sur ce texte de Daniel Freedman dans Forbes, en élaborant un autre au titre symptomatique : « Elizabeth II lit Cicéron… Que lit Faure Gnassingbé? »… C’est encore affiché sur mon carnet de note virtuel. Que lit Faure Gnassingbé et que lit Jean-Pierre Fabre pour faire face aux tourments actuels et porter le Togo autrement? Parce qu’il faut s’appuyer désormais sur du solide et sur l’universel, avant de prétendre stopper l’enlisement de ce particulier Togo.
En effet, la confusion générale qui règne au Togo pousse encore et davantage à la réflexion. De nos discussions de ces derniers jours et des rares confidences disponibles, il ressort que la nature du défi incite à poursuivre dans la voie de la réflexion pratique. C’est le constat que les solutions sont encore voilées et hors de nos regards humains. Où en est le Togo? Où en est notre pays?
Dans le clair obscur actuel, on voit bien tout de même le pouvoir présidentiel et son parti le RPT. On distingue aussi le parti de Gilchrist Olympio qui pour le pouvoir est l’UFC officielle. Tous les deux, le RPT et l’UFC tendance Gil –les fameux AGO, sont logés à la même enseigne du « Partage du pouvoir ». En face, dans ce qui reste de l’opposition togolaise –car il existe bel et bien une opposition au Togo, il y a l’UFC tendance Fabre qui doit se fabriquer un portrait intégrateur avec ses alliés dont essentiellement Agbéyomé Kodjo de l’ancienne OBUTS et autre candidat malheureux aux dernières présidentielles contestant toujours la victoire de Faure Gnassingbé.
Ces deux pôles s’affrontent aujourd’hui et chacun possède ses forces et ses faiblesses portant sur deux considérations : la légalité et la légitimité. Ce qui manque à l’un réside abondamment chez l’autre. Le Togo en est là en ce milieu d’aout 2010… très divisé, très affaibli, très incertain. La légitimité de Faure Gnassingbé demeure hautement contestable et son élection n’aurait pas été acceptée dans aucune démocratie qui se respecte, qu’elle soit africaine ou autre. Il est indéniable toutefois que Faure à l’avantage de la légalité que lui confère l’exercice effectif du pouvoir. C’est ce qui manque à Jean-Pierre Fabre, qui plus est miné par la crise interne de l’UFC dans laquelle il a bénéficié d’une adhésion populaire sans équivoque et non instrumentalisée.
En réalité ce portrait politique n’est pas nouveau au Togo. Il est donc à exclure la possibilité d’une victoire définitive prochaine d’un camp sur l’autre. Les questions de fond n’étant toujours pas réglées, l’apaisement ne pourrait donc pas surgir comme par enchantement. Cet apaisement ne pourra d’autant pas surgir en ces moments que la démonstration de force et la gratuite brutalité ainsi que les arrestations arbitraires sont les méthodes prisées par le pouvoir présidentiel aux côtés des fréquentes humiliations des adversaires.
À un moment ou un autre au Togo, il va falloir sortir du piège de la force dans lequel est pris le pouvoir togolais pour emprunter les longs chemins de la raison, de la délibération et de l’argumentation politique. Plusieurs fois plutôt qu’une, mais de bonne foi dorénavant.
Rabelais reste Togolais
La pratique de l’argumentation politique n’est pas le côté qui fait la force de Faure Gnassingbé, digne héritier des habitudes militaires d’obéissance servile et qui n’est pas la règle en politique telle qu’elle se pratique sur des bases démocratiques par ses principaux concepteurs et acteurs modernes qui sont des civils. Les méthodes militaires, généralement loin de la démocratie, ne sont rien d’autres que des approches abjectes dont la pâle copie conforme offerte par le militaire français en service au Togo, le fameux Romuald Létondot, a d’ailleurs été sanctionnée comme contraire aux valeurs de son armée-mère, la française. Mais en bons Togolais même, on sait offrir la copie originale de ces pratiques, et de vraies démonstrations de force ont été faites depuis : qui en chassant un autre journaliste ne partageant pas son avis, qui en pourchassant d’autres citoyens.
Il y a donc lieu de penser à autre chose que le déploiement de la force répulsive et de mettre aussi hors d’état de nuire à la démocratie et à la réconciliation les adeptes connus et cachés de cette approche brutale et dégradante d’une autre époque. À la place, le dialogue dont nous parlons toujours dans le cas du Togo et que nous espérons encore serait un dialogue respectueux, conçu et conduit dans la bonne foi et le respect des autres. Il peut prendre toutes les formes, certes. Mais les choses sont allées trop loin pour que ce dialogue s’enclenche tout de suite sans l’indispensable écoute des Togolaises et des Togolais par une Commission politique indépendante.
Une Commission politique nationale indépendante, c’est une pratique très anglo-saxonne, loin des habitudes du Togo. C’est justement ce grand changement d’approche qui est susceptible de produire un choc et des effets heureux. On est loin de cette mission tout à fait respectable confiée à Mgr Nicodème Barrigah –pour laquelle aucun Togolais ne semble pas être prêt pour l’instant; on y reviendra plus tard de toutes les façons, et au bon moment.
Faure Gnassingbé doit innover politiquement après avoir pris la juste mesure des choses. Du chaos actuel doit sortir une Commission et, éventuellement par la suite, un type de dialogue que les Rapports de cette Commission auront suggéré. La proposition en soi ne m’est pas nouvelle… J’en parlais dans trois textes différents, il y a quelques semaines, en mai 2010 essentiellement : « La Commission nationale sur l’avenir du Togo », « La postguerre partisane togolaise : l’envers des égos » (texte destiné à une clientèle non togolaise) et « Il est trop tard pour être pessimiste. Quoi faire alors? ». C’était à la suite de l’analyse sociopolitique du Professeur Yao Assogba dans « La raison historique : la voie pour la renaissance du Togo »; l’idée de la Commission était alors largement diffusée. J’avais reçu le commentaire sollicité d’un compatriote de la diaspora à ce sujet, et plusieurs autres avis spontanés m’étaient également envoyés. Une Commission qui n’écouterait donc que le Togo politique, de l’intérieur comme de la diaspora, serait un marchepied nécessaire vers une forme de dialogue qui resterait à définir dans un délai raisonnable, pour le bénéfice de tout le Togo.
Je crois que plus que jamais Faure Gnassingbé doit faire preuve d’innovation politique s’il veut réellement assumer le Togo autrement que dans le déploiement et l’exercice de la force et de l’humiliation. N’oublions pas que Rabelais est Togolais. Avec lui, nous pouvons dire que « Politique sans éthique n’est que peine perdue », comme en son temps il disait « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». C’était donc largement prévisible et clairement écrit il y a quelques jours à peine : « Faure, Pascal, Gil et consorts s’apprêtent à sabler le champagne d’une réussite mouvante et momentanée sur les FIDO, certes. Mais le Togo reste toujours ensablé. Et à la tête du Togo, un pays si mal en point, Faure doit être en mesure de s’éloigner des attributs et des approches politiques du passé, être en mesure d’offrir mieux et beaucoup mieux en ces temps différents et naturellement exigeants. »
La balle est dans le camp de Faure Gnassingbé, toujours dans son camp depuis des mois maintenant. Il n’avait pas voulu appeler Jean-Pierre pour amorcer un dégel politique, désamorcer un autre duel politique. Soit! J’espère qu’il acceptera dans la bonne foi de créer une nouvelle Commission adaptée à la situation nouvelle et prévisible, une Commission capable d’apaiser les esprits. Une personne au Togo, à forte ascendance politique, pourrait bien mener cette Commission et faire des propositions; sa stature et ses capacités politiques et intellectuelles fourniront l’indépendance et l’autonomie à la Commission qui engagerait sa propre réputation devant l’avenir et l’histoire du Togo.
De nouveau, Faure Gnassingbé doit assumer le Togo autrement. Il doit « avoir la certitude de ce qu’il risque » : les Togolais tels qu’ils sont et non tels qu’il voudrait qu’ils soient; il doit ainsi faire l’hypothèse que la solution au drame togolais –parce que c’est un drame, pourrait venir de partout à la fois, et pas forcément des cercles habituels devenus traditionnels et ronronnant. C’est véritablement ce pari franc sur l’intelligence collective et la délibération qui donnera de la valeur différentielle et saura procurer une valeur ajoutée fédérative par le biais de cette Commission politique sur l’Avenir du Togo. Un chemin convergent demeure encore possible dans ce Togo. L’inaction politique coûte cher et le refus d’agir n’est pas inopérant : ils font des ravages au Togo.
Même avec une idée si claire, poursuivons la réflexion… Car, ce qui est là, sous nos yeux, demeure toujours inapproprié et ne rend honneur à qui que ce soit en commençant par les plus hautes autorités du Togo, celles-là qui ont le devoir premier de faire évoluer le pays. Et aussi, cette évolution ne se fera nullement sans l’adhésion des Togolaises et des Togolais, ceux-là mêmes qui ne partagent pas la vision largement perçue comme dominatrice actuellement, et qui use et abuse de la force pour s’enraciner. À défaut d’une audacieuse perspective, une réelle innovation politique, ce pays risque de toujours tourner en rond.
Pierre S. Adjété
Québec, Canada
15 aout 2010