Il est incontestablement le plus expérimenté des hommes politiques togolais actuels, et ne se prive d’ailleurs pas de le relever avec le peu d’humilité qu’on lui connaît, grâce aux plus hautes fonctions de l’Etat qu’il a occupées avec un certain succès, non démenti même par ses détracteurs les plus farouches. Fort de cet acquis, Agbéyomé Kodjo traite avec un mépris non dissimulé et une condescendance que seule son intelligence –autre valeur sûre non contestée- peut excuser, ses adversaires et moins attendu, encore davantage ses partenaires de l’opposition, qui seraient des « nains politiques » pour utiliser ses propres expressions. Celui qui se rêve en Président de la République, même quand il ne se rase pas, incarne jusqu’à la caricature la malédiction des dauphins brisés en plein vol, par des ambitions prématurées. Parcours sombre et sulfureux de Gabriel Messan Kodjo Agbéyomé, un surdoué.
Interpellé à la mi-janvier dans l’affaire des incendies des deux marchés du Togo, l’ancien Premier ministre est le premier et le seul à ce jour, à bénéficier d’une libération provisoire, assortie de conditions dont celles de pointer à la gendarmerie et de ne pas quitter le pays. Si dès sa sortie de prison, il a confié être « faible car malade » ou qu’il a été « physiquement, moralement et psychologiquement torturé », tous ceux qui s’attendaient de sa part, à une période de recul, faite de repos et de réflexion, en ont eu pour leurs comptes.
En effet, l’homme qui a été libéré vers minuit ce 25 février 2013 a beaucoup perdu de sa superbe. Yaovi Boessi, le secrétaire général de son parti confiera ainsi, après avoir passé quelques heures avec lui « qu’il ne reconnaît pas son président », qui a perdu près de 10 kilos. Les confidences d’un de ses gardes sur son lieu de détention, révèlent des moments de grande déprime, entrecoupés de chants religieux et de délires soliloques, parfois inquiétants. Ce qui ne l’a pas empêché, après s’être épanché chez nos confrères de RFI, de reprendre rapidement en à peine 24 heures, ses vieux réflexes ; s’autorisant ni plus ni moins sur la radio Légende FM, un message à la Nation à l’instar d’un Chef d’Etat, dont il n’a pas abandonné l’idée d’en revêtir les habits. Il n’a pas attendu non plus longtemps pour rejoindre les habituels marcheurs du week-end à la plage, prendre un bain de foule et se faire applaudir ; « exercice qui lui donnerait les mêmes sensations que celles d’être avec une femme » aurait-il avoué à un de ses anciens amis devenu son intime ennemi et aujourd’hui disparu, Gaston VIDADA.
Pourtant, les faits dont il accusé puis inculpé sont gravissimes et peuvent le conduire à plus de 20 ans de prison ; autant dire la fin de sa carrière politique ; voire plus si l’on se fie à l’état dans lequel il est sorti des locaux de la gendarmerie. Le Président d’OBUTS, et les enquêteurs en ont l’intime conviction avec des éléments à charge assez lourds selon le Procureur de la République, Essolizam Poyodi, est l’un des cerveaux et le présumé bras financier des incendies criminels qui ont ravagé plusieurs marchés au Togo, provoquant un désastre économique et financier de plusieurs milliards de FCFA.
S’il clame toujours son innocence et affirme n’être « mêlé ni de près ni de loin à ces incendies »,soutenu en cela par ses partisans qui crient au complot, certains en revanche ne doutent pas un seul instant de son implication à un haut degré dans ces actes criminels : « s’il y a une main politique derrière les incendies, elle ne peut être que celle d’un être d’une intelligence au-dessus de la moyenne mais surtout pervers et retord, avec une culture du pouvoir comme le dirait votre confrère Fulbert Attisso. Ce profil, il n’y en a qu’un seul : c’est le portrait robot d’Agbéyomé Kodjo », reste convaincue une source proche de l’enquête.
Dans tous les cas, l’ancien Premier ministre, qui « aime les risques », joue une partie qui peut lui coûter très chère et qui est probablement la plus importante de sa vie. Ou il en sort blanchi et grandi, ou il est condamné. Ce sera alors la fin d’une « épopée » commencée il y a plus d’un demi-siècle qui l’a emmené de la cour du vieux EKON à Gboto aux plus hautes fonctions de l’Etat.
RETOUR SUR UNE CARRIERE :
Natif de Tokpli dans la préfecture de Yoto, Agbéyomé Kodjo qui fête ses 59 ans cette année, fut étudiant de l’université de Poitiers en France, où déjà il était indexé comme l’un des activistes de la JRPT (Jeunesse du Rassemblement du Peuple Togolais) et s’est fait la réputation peu flatteuse d’indic pour le pouvoir de Lomé.
Nanti d’un diplôme en gestion des organisations au début des années 80, il entama une brillante carrière d’abord comme Directeur Commercial de la SONACOM (Société nationale de Commerce) entre 1985 et 1988 avant de rejoindre ensuite le gouvernement au poste de ministre de la Jeunesse, des Ports et de la Culture en décembre 1988. C’est avec ce portefeuille qu’il assistera à la Conférence national souveraine, qui restera une des blessures de sa vie, avec ce spectacle insolite et improbable offert devant les caméras de la télévision nationale, d’un ministre pleurant à chaudes larmes alors qu’il était pris à partie par les conférenciers.
Cet évènement qui l’a marqué et blessé son ego « surdimensionné » en rit un de ses amis, professeur à l’Université de Lomé, déterminera par la suite ses postures politiques et explique son positionnement radical aux côtés de feu Gnassingbé Eyadéma. Il sera ainsi l’un des faucons du régime, enfermé dans un règlement de compte à rebours avec ceux qu’il estime l’avoir humilié : les opposants.
Ejecté lors du premier gouvernement de transition dirigé par le Premier ministre Joseph Kokou Koffigoh en septembre 1991, il reviendra en force un an plus tard avec le portefeuille de l’administration territoriale et de la sécurité. Il aura maille à partir avec le chef de gouvernement qui le limogera. Monsieur Agbéyomé Kodjo refusera de quitter ses fonctions, allant jusqu’à menacer Me Koffigoh de le faire interpeller. Finalement, c’est sa nomination comme Directeur général du Port autonome de Lomé (PAL) qui lui fera quitter le gouvernement. Il a laissé à la direction du PAL plutôt de bons souvenirs et un bilan flatteur, même si pèsent toujours sur lui des soupçons de détournements. Sur les rumeurs de la célébration de son « premier milliard de FCFA » quand il était ce poste, il affirme la main sur le cœur que la fête dont il s’agit était celle de l’anniversaire de sa femme.
Les liens qui l’unissent à la plupart de ses compagnons les plus fidèles d’aujourd’hui, ou à certains de ses bailleurs de fonds datent de cette époque : Gérard ADJA fut l’un de ses collaborateurs comme Jonas SILIADIN, tandis que les hommes d’affaire dont Pierrot Akakpovi ou Gabriel Améyi et bien d’autres, ont prospéré grâce à lui et n’en ont pas eu la mémoire courte.
Elu député RPT dans la 3è circonscription de Yoto en 1999, après avoir été seul en lice, il sera désigné Président de l’Assemblée nationale. A ce poste, il manœuvra pour faire limoger le Premier ministre d’alors, Eugène ADOBOLI, un haut fonctionnaire international vivant en Suisse depuis des lustres, déconnecté des réalités togolaises et propulsé à cette fonction par feu Gnassingbé Eyadéma, par un concours de circonstances. Monsieur Agbéyomé Kodjo n’a jamais éprouvé quelque sympathie pour cet homme, qu’il affublait de « tocard » (azui dans le texte !).
Il finira par avoir la tête d’ADOBOLI, aux termes d’un vote de confiance pour lequel il a tiré les ficelles de bout en bout grâce à des intrigues et manigances dont il a seul le secret, en août 2000. Nommé à la Primature à la place de celui contre lequel il a comploté, il y restera à peine deux ans, rattrapé par sa« boulimie du pouvoir et sa mégalomanie », selon Fambaré Natchaba. Il faut dire que depuis longtemps, il occupait une place privilégiée auprès de feu Gnassingbé Eyadéma qui le considérait comme « son fils » ; presque « le meilleur d’entre nous » comme disait Jacques Chirac, l’ancien Président français d’Alain Juppé. « C’est le seul qui croisait les jambes en présence du Boss (feu Gnassingbé Eyadéma ndlr) » nous confirme un habitué des salons de Lomé 2, la résidence du Chef de l’Etat. «Son zèle pour bien paraître devant le Boss n’avait d’égale que son ambition démesurée qu’il arrivait à cacher de moins en moins », poursuit-il. Pour mettre toutes les chances de son côté, il ira jusqu’à se mettre en couple avec l’une des filles d’Eyadéma. Par pur intérêt. « Même s’il aime les femmes (il affectionne dire : elle est canon ; un terme devenu un code), avec la fille Gnassingbé, ce fut par simple stratégie » croit savoir un de ses anciens collègues du gouvernement.
Le 27 juin 2002 pourtant, en conflit avec le Chef de l’Etat, il fera publier un brûlot contre le régime dans le journal Akéklé avant de s’exiler en France, dont il reviendra le 8 avril 2005.
Son acte, jugé courageux par une partie de l’opinion, avait été sévèrement décrié par ses camarades du RPT, qui n’ont pas hésité à le lyncher médiatiquement ; considérant que c’était une trahison envers celui à qui il devait tout. Ils ne sont pas les seuls. Pour Gilchrist OLYMPIO aussi, pourtant à l’époque au faîte de sa popularité et farouche opposant à Gnassingbé Eyadéma. « L’acte que vous avez posé est contre nature. En cas de désaccord avec celui qui a fait de vous ce que vous êtes, vous prenez simplement vos distances, sans faire grands bruits » lui aurait dit, le Président de l’UFC, lors d’une rencontre pendant son exil parisien.
DE GRAVES CASSEROLES :
Deux faits majeurs resteront collés à la carrière politique et à la vie tout court d’Agbéyomé Kodjo ; en attendant l’éventuelle conclusion de l’affaire des incendies dans laquelle il reste toujours poursuivi.
Il s’agit d’abord du massacre de Fréau Jardin le 25 janvier 1993 Ce jour là, une manifestation pacifique de l’opposition togolaise se transforma en carnage avec des dizaines de mort, tués par balles. Les accusations l’ont désigné comme le responsable de cette tuerie. Même s’il a toujours nié, stigmatisant à son tour l’opposition, notamment le Pr Léopold Gnininvi, alors leader du COD (Collectif de l’opposition démocratique) 2, de ne pas avoir tenu compte de ses avertissements et parlant d’une brigade parallèle au sein de la police de l’époque, il n’en demeure que son nom reste attaché à cet évènement. Les dépositions lors des auditions de la CVJR ( Commission Vérité Justice Réconciliation) du Pr Gnininvi, de Bamnante Damikpim et de Fambaré Natchaba, tous deux membres de l’ex-RPT, ont davantage renforcé l’idée de son implication dans ce qui s’était passé ce jour-là.
Il y a ensuite la mort du député du CAR, Gaston EDEH. Celui-ci venait d’être élu au premier tour dans une circonscription de Yoto, fief d’Agbéyomé Kodjo, alors tout puissant baron du RPT, lors des élections législatives. C’était en février 1995. Peu après, avant même la rentrée parlementaire, monsieur EDEH a été retrouvé mutilé puis calciné avec deux autres militants de son parti. Là également, les regards se sont tournés avec monsieur Agbéyomé.
Le 15 novembre 2011, devant la CVJR, Me Yawovi Agboyibo, président du CAR au moment des faits, a enfoncé le clou. Il a révélé qu’ Agbéyomé Kodjo avait confié à un chef traditionnel, que « certains députés ne mettront même pas pied à l’Assemblée nationale ». Une confidence qui aurait été rapportée au Préfet de la localité d’alors, Amouzouvi Komi (militant du CAR) qui en a aussitôt informé le président de son parti, Me Agboyibo.
« Peu après, j’ai été alerté par les parents de Edeh Gaston que ce dernier a disparu. Nous avons alors entamé des recherches quand on nous a informé que des corps ont été trouvés. Nous nous sommes rendus sur les lieux et avons constaté des squelettes de corps calcinés. Ce n’est qu’intuitivement que nous avons identifié le corps de Edeh Gaston », avait témoigné alors l’avocat.
Entre les deux hommes, ce n’est pas l’amour puisque Me Yawovi Agboyibor avait été condamné à 6 mois de prison ferme sur en 2001 sur une plainte d’Agbéyomé Kodjo pour atteinte à son honneur, déposée…. trois ans auparavant. Autant dire même au sein de l’opposition, ces relations avec beaucoup de ses pairs reste empreinte de méfiance, voire d’inimitié : » oui ce n’est pas la franche camaraderie » admet un membre du CAR.
QUE VAUT OBUTS ET QUEL EST AVENIR POUR SON PRESIDENT ?
L’un des arguments pour soutenir la thèse de complot relativement à l’arrestation d’Agbéyomé Kodjo, est que le pouvoir chercherait à museler un adversaire sérieux.
S’il est vrai que l’ancien Premier ministre a l’un des cv les plus impressionnants de la classe politique togolaise avec un carnet d’adresse conséquent, notamment dans les milieux de la droite française et a aussi gardé quelques relations privilégiées au sein du pouvoir, il reste tout de même très loin de constituer une menace électorale pour le régime. « Notre frère n’a plus les crocs pour mordre qui que ce soit. Egratigner, certainement ; pas plus » résume un conseiller du Président. « Son audience n’est que médiatique et son parti n’a aucun poids sur le terrain » poursuit-il.
De fait, avec moins d’1% à la dernière élection présidentielle, monsieur Agbéyomé peut difficilement se prévaloir d’une légitimité populaire. Son parti OBUTS (Organisation pour Bâtir dans l’Union un Togo Solidaire) qu’il crée après avoir claqué la porte d’ALLIANCE porté sur les fonts baptismaux avec Dahuku Péré, ne peut se targuer d’une vraie implantation locale ni d’un nombre important d’électeurs potentiels.
Très peu de cadres y sont en vue et à part Lomé où effectivement son Président connaît un certain crédit dû à des positions radicalisées, à l’intérieur c’est un parti fantôme ; ce qui est moins vrai dans le Yoto.
Malheureusement, il ya peu de chances que la sympathie dont il jouit auprès d’une partie de l’opinion dans la capitale se transforme en vote en sa faveur ; la plupart étant principalement acquise à l’ANC. Avec celle-ci et surtout son Président Jean-Pierre FABRE, les relations sont limitées à leur plus simple expression, les deux hommes se détestant et ne se privant pas de le confier en privé. Pour le président d’OBUTS, celui de l’ANC ne comprend rien à la politique et il se dit outré que quelqu’un qui n’a plus travaillé depuis longtemps et vit chez sa mère, puisse prétendre à la magistrature suprême. Quant à l’ex-bras droit de Gilchrist Olympio, Agbéyomé restera un être peu fiable, capable de tout, surtout du pire.
En réalité, c’est le dernier tour de piste pour l’ancien dauphin de feu Gnassingbé Eyadéma, qui ne peut plus rêver d’un destin national ni d’un quelconque rôle majeur sur le plan politique ; à moins d’un improbable cataclysme.
Intelligent comme il est, monsieur Agbéyomé Kodjo l’a sans doute compris même si sa fierté l’empêche de s’en faire une raison. Peut être aussi intoxiqué par les nombreux charlatans ou autres diseurs de bonne aventure dont il solliciterait les services, selon un confrère de la place qui a publié plusieurs articles sur le sujet ; notamment des cas de rituel à Amoussimé ou dans la forêt sacrée de Bè et qui lui ont valu des menaces et une plainte.
Aujourd’hui, sans doute regrette-t-il les conseils de certains de ses amis qui, à son retour d’exil, lui avaient suggéré de prendre du recul et surtout de la hauteur, pour se consacrer aux consultations sur les questions de développement et aux missions internationales. Avec la possibilité pour lui, peut être un jour, de constituer un recours. Une fois encore, l’impatience de l’homme a sans doute eu raison de lui.