EMISSION AFRICA NUMERO 1, www.africa1.com, Mardi 25 février 2014
Journaliste : Stéphanie Hartmann, Journaliste, Chargée de Production
Emission : Le Journal des auditeurs, 13h30 – 14h00.
Contact : info@africa1.com
Invité : Dr Yves Ekoué AMAÏZO, consultant international et Directeur du groupe de réflexion, d’action et d’influence Afrocentricity Think Tank.
Contact : yeamaizo@afrocentricity.info
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1. Africa1.com : Tous les dirigeants africains parlent d’émergence africaine. Précisons d’ailleurs qu’il s’agit d’émergence économique. Mais tout est décliné dans le futur. Faut-il y voir un piège ?
YEA : Il faut définir l’émergence selon les valeurs africaines (bien-être) et trouver les instruments de mesure pour se comparer et vérifier si l’on progresse. Cette approche devrait contribuer à stopper la mode de l’autocongratulation des nombreux dirigeants africains. Les résultats de l’émergence sont souvent repoussés dans le temps pour les pays africains, 10 à 30 ans. Cela ne peut se faire sans une croissance soutenue autour de 7 %, un secteur privé national, une transformation des produits africains avec du contenu technologique, ce qui suppose une valeur ajoutée manufacturière entre 17 et 21 % du produit intérieur brut (richesse nationale) et des emplois avec des salaires décents. Aussi, les dirigeants africains qui n’ont pas contribué à l’émergence de l’Afrique entre 1960 et 2013 devraient considérer qu’ils n’ont pas réussi leur mission première. A ce titre, ceux qui sont encore au pouvoir devrait en tirer les conséquences en démissionnant.
Il faut d’ailleurs rappeler que le Président Sénégalais Macky Sall qui est passé sur Paris (24 février 2014) est venu demander environ 30 % de budget total de son programme d’émergence économique pour compléter le financement national de son Programme Sénégal Emergent. Ce programme qui est basée sur la stratégie nationale de développement économique et social, doit rentrer dans une phase opérationnelle une fois le budget bouclé. Le Programme Sénégal émergent repose sur trois piliers dont la qualité des infrastructures, la promotion de secteurs d’activité clés (agriculture et le tourisme par exemple), et la transparence dans la gestion administrative et financière du pays. Il faut s’étonner que la transformation et l’industrialisation sur place est la grande absente du programme sénégalais. Le Programme Emergence du Sénégal est estimé à 10.287,6 milliards de francs CFA, soit 15,7 milliards d’Euros. Pour la mise en œuvre opérationnelle, l’Etat recherche un financement additionnel de 30 % du total (2.964 milliards de francs CFA), dont 18,3 % (1.853 milliards FCFA) auprès des partenaires techniques et financiers, et 10,7 % (1.111 milliards de FCFA) auprès du secteur privé. Le Sénégal couvre donc 60 % de ce programme sur ces ressources propres, ce qu’il faut féliciter.
Pour boucler le financement pour le programme Sénégal Emergence, les bailleurs de fonds internationaux, français en particulier ont largement répondu à la demande du Président Macky Sall qui est sorti satisfait puisque les montants obtenus semblent être supérieurs à la demande formulées. Encore faut-il que cela ne contribue pas à une dépendance accrue du Sénégal.
L’émergence du Sénégal est estimée autour de 2032, alors que la Côte d’Ivoire avait parlé de 2020… En réalité, l’émergence africaine ne pourra pas se faire avant 2034 selon nos propres calculs pour la plupart des pays africains notamment ceux de la zone franc. Il faut donc se méfier des chefs d’Etat qui considèrent l’émergence comme un mirage de plus dans l’amélioration du sort de la majorité de leur population et ceux qui au contraire, considèrent qu’il s’agit là d’une réalité qu’il convient de mettre en œuvre collectivement. Entre les deux, il y a ceux qui font semblant…, et ils sont plus nombreux que l’on croit.
2. Africa1.com : De quelle émergence parlent-t-ils ? Autrement dit, qu’est-ce que l’émergence économique ?
YEA : L’émergence économiques pour les nations africaines, c’est la façon dont les décideurs mais aussi la société civile vont s’organiser pour améliorer, de manière accélérée, le mieux-être des populations en assurant une amélioration régulière et continue du pouvoir d’achat, de l’emploi et des libertés fondamentales, ce selon les valeurs africaines. La définition de l’émergence est à géométrie variable et donc on ne peut se fixer comme objectif de manger du « Mac Donald » alors que « c’est l’Atchékè ou le Fufu » qui constitue le plat national des Africains. Autrement dit, l’émergence ne peut être ramenée à rattraper les pays riches, industrialisés ou développés. C’est cette confusion des dirigeants africains qui crée le problème. L’émergence économique des pays devient alors une incantation, presque une thaumaturgie.
Avec un taux de croissance économique élevé en Afrique, plus de 5 % de moyenne depuis 13 ans et pas de véritable amélioration de l’emploi décent créé et du pouvoir d’achat distribué équitablement de manière continue, la vision des dirigeants africains sur l’émergence n’arrive pas à s’opérationnaliser. Les incantations se commuent en exorcisation comme si l’on pouvait décréter l’émergence économique. Cela permet d’expliquer au peuple qu’il faut patienter et attendre encore, encore et encore. Oui, il y a un piège si les dirigeants africains se mettent en tête de rattraper les Etats-Unis ou la France dans leur stratégie de développement car ils oublient les populations, surtout les plus défavorisées, les moins influentes. L’émergence actuelle ne fait que favoriser les populations qui vivent et jurent que par les rentes de situation. Ce sont ceux-là qui contribuent les moins à la création de valeurs pour le pays et veulent que la situation perdure sans fin.
Il est aussi question pour mieux appréhender l’émergence économique d’utiliser des critères et des instruments de mesure économique pour estimer si l’on avance vers l’émergence ou si l’on recule en se comparant avec la moyenne régionale, africaine, des pays émergents et des pays industrialisés, ce année après année. Même l’évaluation des pairs du NEPAD (nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) n’arrive pas avec ses experts à faire accepter la vérité des comptes publics aux Etats africains. Imaginez alors la population lambda et les menaces des multitudes agents de sécurité de l’Etat tenter de le faire…
3. Africa1.com : Les dates ne sont pas unifiées : 2020, 2025, 2035 ou même au-delà. Comment sont établis les calendriers pour atteindre l’émergence et qu’en pensez-vous ?
YEA : Vous avez entièrement raison. 2020 pour la Côte d’Ivoire par exemple, 2032 pour le Sénégal et 2063 pour le continent africain selon la Commission de l’Union africaine. C’est vrai que l’Afrique est plurielle. Mais il y a là un manque évident de concertation entre les dirigeants africains pour au moins trouver des passerelles au niveau sous régional. La convergence économique et monétaire n’arrive pas vraiment à se faire car il y a trop d’indisciplinés monétaires. L’intégration régionale relève encore trop souvent de la spéculation intellectuelle des politiques. Qui empêche d’ouvrir une seule fois dans l’année, ce sur l’ensemble du territoire africain, toutes les frontières terrestres et permettre l’unité des Africains ? Les dirigeants et élites militaro-douaniers africains, bien sûr ! La journée de l’intégration africaine devrait commencer par mettre en opération cette proposition concrète.
Enfin, de mon point de vue, la plupart des pays de la zone franc ne pourront atteindre une forme d’émergence économique que vers les années 2035 alors que certains pays anglophones, -surtout là où la démocratie avance et là où les dirigeants rendent des comptes aux citoyens-, il faut estimer l’émergence économique vers 2028. Pour cela, l’émergence doit signifier amélioration du mieux-être des Africains. Cela ne peut se faire sans la mise à disposition de l’énergie, l’eau, les infrastructures, les accès à l’internet, les accès à la finance de proximité dans le cadre d’un environnement des affaires prévisibles.
4. Africa1.com : Peut-on parler de doctrine économique unique ? Autrement dit, le libéralisme est-il une condition de l’émergence ?
YEA : Vous voulez parler plus de « pensée unique » en économie. En effet, entre ce qui est proclamé et la réalité des opérations, il y a des asymétries… En France, le socialisme en économique a rapidement viré au social-libéralisme… en Afrique, les politiques libérales ne s’opposent pas à des politiques sociales. Donc, le libéralisme avec la corruption, le refus de rendre des comptes au peuple doublé d’un capitalisme financier où seul l’actionnaire est roi et les populations des objets, ne pourra pas mener à l’émergence. Il s’agit de savants dosages avec beaucoup de pragmatismes. Mais ce n’est pas nécessairement ce qui se fait en Afrique. Certains dirigeants s’alignent sur les ex-colonies ou aujourd’hui sur les entreprises multinationales dont les chiffres d’affaires dépassent les budgets des Etats. D’autres pour des raisons d’intérêts bien compris, travaillent contre les intérêts de leur population. D’autres encore, sont carrément incompétents, parfois imposés par l’armée tribale, parfois par les intérêts étrangers… il faut donc considérer ces contraintes avant de parler de libéralisme ou de socialisme en Afrique où les deux ont été expérimentés sans un véritable succès pour le peuple africain. Les conditions de l’émergence économique sont la capacité d’un peuple et de ses dirigeants à s’organiser pour assurer une efficience économique à tous les niveaux… C’est donc bien un changement de comportement et d’engagement des élites, des dirigeants et des citoyens africains dont il est question, plus que de choisir telle ou telle doctrine économique qui pour l’essentiel ont été élaborée avec en filigrane une Afrique qui devait rester une colonie éternellement pour les pays esclavagistes.
5. Africa1.com : Alors que ces pays dits émergents, les fameux « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud) apparaissent comme des pays fragilisés, assistons-nous à un véritable revers de l’émergence économique ? La fragilité de ces économies dites émergentes n’apparaissent-elle pas au grand jour ?
YEA : La fragilité dont vous parlez pour les pays émergents dits BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), -mais il faut y rajouter la Turquie par exemple-, est liée au fait que tous ces pays ont vu leur monnaie perdre en valeur réelle par rapport au dollar des Etats-Unis au cours des 2-3 dernières années. On pourrait tout autant demander aux pays occidentaux (Etats-Unis et Union européenne) de jouer le jeu en dévaluant la valeur d’une monnaie qui reste arbitrairement élevée si l’on se réfère à leur niveau d’endettement global dont une bonne partie est une créance envers les pays émergents ou en développement. Les Etats-Unis et l’UE refusent de faire payer ceux qui les ont plongé dans la crise financière et d’endettement de 2007/8 que sont les banques et institutions financières qui spéculent au lieu de fournir des liquidités à l’économie. Alors en réponse et en toutes usurpation des mandats démocratiques, les dirigeants de l’UE et des Etats-Unis s’organisent pour mettre entre parenthèses leur dettes colossales, puis le faire payer discrètement d’abord à leur propre contribuables, puis graduellement aux pays émergents et pays en développement. Que le Mali ou la Centrafrique ne croient pas le sauvetage actuelle de la France ne sera pas facturée… Comme tous est non transparent, la facture risque d’être très très salée et le nombre de pauvres au Mali ou en Centrafrique ne pas avoir l’opportunité d’émerger de leur pauvreté.
Il y a donc une difficulté majeure car les pays émergents ne se sont pas véritablement mis d’accord pour contrer ensemble les pays qui peuvent unilatéralement fixer la valeur de leur monnaie… Aussi, certains pays comme la Chine peuvent perdre jusqu’à 30 % de la valeur de leur réserves internationales uniquement par les jeux de la convertibilité des monnaies… Il suffit de se rappeler la dévaluation unilatérale du FCFA et la responsabilité de la France dans le niveau élevé de la pauvreté dans les pays de la zone franc. Par ailleurs, cela ne doit pas cacher les véritables problèmes structurels de soutenabilité d’une croissance élevée qui n’arrivent justement pas à distribuer de manière équitable les fruits de la croissance économique aux populations.
Oui, il y a une fragilité des pays émergents mais il ne s’agit pas d’un revers mais d’ajustement. La solution consiste d’abord à s’organiser collectivement. Le G20 demeure le club des riches élargis… Alors qu’il faudrait avoir une sorte de Groupe des pays émergents et en développement qui prendront des décisions en toute autonomie, sans être nécessairement aligné ou influencé par les pays riches… Les intérêts des uns rentrent de plus en plus en conflit avec les intérêts des autres… Il faut donc discuter… Mais ne pas s’aligner ou se coucher comme le font certains des dirigeants africains et continuer à parler d’émergence comme s’il s’agit d’une incantation religieuse.
6. Africa1.com : Mais au demeurant, avant de parler d’émergence économique, ne vaudrait-il mieux pas parler d’industrialisation des économies africaines ?
YEA : Oui, vous avez entièrement raison. J’ai personnellement contribué à la mise en place de programme africain de développement de la capacité productive approuvé par l’Union africaine et le Maroc en 2004. Personne ne l’a véritablement mis en œuvre. Donc, nos dirigeants sont soient inconscients collectivement, soit doivent s’aligner… Il n’y a pas au niveau collectif et continental de création d’emplois et donc de distribution d’un pouvoir d’achat décent sans un engagement national pour le développement d’un secteur privé africain y compris avec la Diaspora africaine. La nouvelle classe moyenne qui monte risque de n’être que des consommateurs qui tirent leur pouvoir d’achat de situation de rente et parfois d’abus du pouvoir.
Aussi, Il n’y a pas d’émergence économique sans une priorité pour la transformation des produits africains en Afrique. Alors quand vous réfléchissez que le millénaire pour le développement des Nations Unies a systématiquement exclu l’industrialisation et que les grandes institutions africaines comme la Banque africaine de développement n’ont même pas un financement spécifique pour le soutien à l’industrialisation, vous comprenez qu’il y a encore du chemin à faire pour focaliser les décideurs africains sur l’essentiel, à savoir la transformation et l’emploi décent en Afrique, surtout pour les jeunes et les femmes, notamment dans les zones rurales. YEA.