Les 2 et 3 novembre 2016, les dirigeants africains, par la voie de l’Union africaine, ont honoré la Turquie du Président Recep Tayyip Erdoğan (né en 1956) de leur présence pour l’inauguration du Forum économique « Turquie-Afrique » 1. L’asymétrie démarre avec une Afrique de 54 Etats n’ayant aucune politique monétaire, économique, commerciale et fiscale commune qui décident ainsi faire des affaires dans le cadre d’une zone de libre-échange avec la Turquie. Autrement dit, avec le niveau de développement industriel de l’Afrique, les dirigeants africains condamnent pratiquement l’essor de leur propre industrialisation en croyant trouver un écho auprès d’un dirigeant néo-autocrate afin de mieux légitimer les pratiques africaines en matière d’autocratie.
1. TURQUIE – AFRIQUE : UN EMERGENT PEUT-IL AVALER LES APPRENTIS-EMERGENTS ?
En effet, alors que la valeur ajoutée manufacturière de l’Afrique subsaharienne n’a pas variée entre 2000 et 2014 stagnant à 11 % du produit intérieur brut alors que celle de la Turquie est passée de 22 % à 18 % pour les mêmes périodes, il faut croire que le partenariat dont il s’agit risque de se solder par un Turquie qui s’exempte de barrières tarifaires pour sa production industrielle, quitte même à produire en Afrique pour le marché africain. De nombreux dirigeants africains, choisissant souvent la voie de la facilité vont discrètement s’organiser pour entrer au capital des sociétés turques en Afrique, quand il ne s’agit pas tout simplement de privatiser et céder des pans entiers d’une industrialisation balbutiante en Afrique.
Comme les dirigeants africains n’ont plus leur « leader charismatique » Mouammar Kadhafi de Libye pour sermonner le monde occidental et ses déboires en Afrique, il semble que Le Président turc Recep Tayyip Erdoğan pourrait servir d’ersatz. Ce dernier ne s’est pas fait prier puisqu’il déclara lors de l’ouverture du sommet économique Turquie-Afrique à Istanbul que l’Afrique devrait s’affranchir du modèle de développement fondé sur la mondialisation avec ses conséquences fâcheuses sur l’Afrique notamment la pauvreté, les inégalités, le terrorisme et les migrations pour ne citer que ces quelques points.
Mais ces problèmes ne sont pas en soi la conséquence de la mondialisation mais en grande partie, et de plus en plus, la faute et la responsabilité des dirigeants africains eux-mêmes incapables d’offrir des budgets conséquents à des responsables africains compétents et indépendants pour les aider à sortir de ce pétrin. Alors que le Président turc rappelle le combat de certains Africains pour leur indépendance, il s’insurge contre l’ingérence occidentale notamment en matière de défense, de télécommunications et de refus de transfert de technologies. Ce système de la globalisation forcée est assimilé à « une forme de néo-colonialisme »,
Les dirigeants africains, poltrons qu’ils sont de le dire eux-mêmes, applaudissent avec les deux mains et les deux pieds.
2. AFRIQUE ET TURQUIE : ENTRE ENGOUEMENT ET « REAL POLITIK »
Au plan opérationnel, il fut en fait question d’un forum d’affaires avec plus de 1.500 responsables d’entreprises venus de 50 États africains pour améliorer le commerce entre la Turquie et l’Afrique. Pour ce faire, l’amélioration du volume des échanges depuis 2003, date de démarrage effectif de la coopération économique turco-africaine est palpable avec 19,5 milliards de dollars des Etats-Unis ($EU) en 2015, soit 16 % de hausse depuis 2008. Trois accords principaux y ont contribué :
- la suppression de la double taxation entre la Turquie et onze pays africains ;
- un accord de Coopération économique augmentée en 2015 entre 39 États africains avec la Turquie ; et
- la mise en place d’une zone de libre-échange partagée avec plus de quatre États africains avec 2017 pour l’ensemble des pays africains.
Avec l’ouverture de nouvelles ambassades à travers l’Afrique, la diplomatie turque est proactive. Le dirigeant turc a profité au passage de rappeler que le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 contre sa personne et sa politique pourrait avoir des ramifications en Afrique du fait des ramifications du réseau de son « ennemi » Mr Fethullah Gülen, résident actuellement aux Etats-Unis. Ce dernier est considéré par Président turc comme l’instigateur du putsch manqué contre sa personne et l’Etat.
Le Président turc n’as pas manqué de rappeler l’hypocrisie de certains pays occidentaux qui déstabilisent des régions entières (Afghanistan, Irak, Syrie, Libye) avec les conséquences sur les pays africains dont les dirigeants refusent de prendre leur part de responsabilité face aux migrants africains qui choisissent d’aller se loger chez ceux qui les ont déstabilisés, ou de mourir dans en route, en majorité dans la méditerranée.
Aussi, sans un peu de vigilance, les dirigeants africains en quête de diversification sans stratégie commune d’industrialisation risque de vendre au plus dynamique des pays émergents dans le monde les bases mêmes d’une industrialisation avec des Africains, pour les Africains. Ces dirigeants se dirigent tous droits vers une industrialisation par des agents extérieurs, qu’ils cachent derrière une définition erronée du mot « investisseur ».
De fait, de nombreux dirigeants ne voient en l’investisseur étranger qu’un moyen de se débarrasser à peu de frais des risques que comportent une industrialisation couplant l’agriculture et les services dans un positionnement dans les chaines de valeurs locales, régionales et globales. Bref, de trop nombreux dirigeants africains croient encore que tout est « cadeau »… Mais le protectionnisme des pays occidentaux et la tournure renforcée que cela va prendre avec l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis risquent de faire déchanter de nombreux dirigeants qui risquent de « sauter » dès lors que le retour sur investissement de l’aide au développement des Occidentaux ne sera pas au rendez-vous ! La Turquie ne pourra à terme pas faire exception à ce principe.
3. AFRIQUE : REFUSER LE « PROTECTIONNISME ECONOMIQUE » SUGGÉRÉ PAR LA TURQUIE
En 2014, la richesse de la Turquie représentée partiellement par le Produit intérieur brut (PIB) s’élevait à 798,8 milliards de $EU contre celle des pays africains, 1 754,5 milliards de $EU de PIB pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, avec 349,9 milliards de $EU pour l’Afrique du sud et 568.5 milliards de $EU pour le Nigeria. Pour la même année, le PIB de la Suisse élevait à 701 milliards de $EU et celui de la France à 2 829,2 milliards de $EU et celle de l’Allemagne à 3,868.3 milliards de $EU. Mais en face, ce sont des pays africains morcelés, incapables d’actions communes aux plans industriels et économiques, qui prétendent travailler d’égal à égal avec la Turquie. Sur la base des statistiques de 2014, que vaut en termes de PIB d’influence, le Togo avec 4,5 milliards de $EU, la Côte d’Ivoire avec 34,3 milliards de $EU ou encore l’Ouganda avec 27 milliards de $EU face à la Turquie ? Bref, est-ce que les pays émergents comme la Turquie ne cherchent pas à avaler avant leur éclosion les pays africains en voie d’émergence sur papier ?
En 2014, la Turquie exportait plus de 78,5 % de biens manufacturés du total de ses biens exportés, soit 157 610 million de $EU alors que l’Afrique subsaharienne n’exportait que 28,5 % de biens manufacturés de son total exportation, soit 410 975 million de $EU 2. Alors, il faut croire qu’il faudra au moins 30 ans pour que l’Afrique comble ce fossé stratégiquement déstabilisant, ce d’autant que les conséquences sur la création d’emplois décents en Afrique sont désastreux.
En réalité, le soi-disant protectionnisme économique que suggère le Président turc permettra de protéger les investisseurs turcs contre une concurrence chinoise ou occidentale. Mais, ce sont les dirigeants africains qui vont perdre au change en continuant à ne pas comprendre qu’ils doivent structurer des équipes de conseillers de haut niveau et indépendants et soutenir des entreprises locales non corrompues et non addictes des rétrocommissions pour soutenir la compétition internationale. Alors, pourquoi l’Afrique ne propose pas la voie d’une intégration ciblée dans les chaines de valeurs locales et globales à partir des matières premières disponibles en abondance et en qualité au lieu d’attendre toujours tout de l’extérieur ? Les chaines de valeurs de l’igname, de la banane plantain ou de la brique rouge sont aussi importantes que le café ou le cacao… Encore faut-il que les Africains sortent de leur complexe du « singer le blanc » pour consommer africains !
Enfin, la réciprocité dans les échanges, la diplomatie et l’économie doivent devenir le droit commun. Mais les dirigeants africains sont des spécialistes des exceptions et des contrats opaques sans contrôle des citoyens ou d’institutions indépendantes. Alors, le réseau d’ambassadeurs turcs qui vont servir de maillage à la présence turque en Afrique va-t-il signifier que les ambassadeurs africains vont enfin se décider à faire moins dans la diplomatie de façade et plus dans le business au service de leurs populations respectives ? Pourquoi, l’Afrique n’innovera pas avec une seule ambassade de l’Union africaine pour tous les pays africains ? Une telle innovation ferait gagner de l’argent aux contribuables africains et ne manquerait pas de faciliter l’efficacité des actions africaines à l’étranger.
Mais, les dirigeants africains ne doivent pas s’investir dans la voie de « protectionnisme économique » dans laquelle le Président turc tente de les enfermer. Si les dirigeants africains cherchent réellement à mettre fin aux échanges structurellement déséquilibrés entre l’Afrique et la Turquie, alors ils et elles doivent s’atteler à s’assurer d’acquérir les expertises et les transferts de technologies et les faire gérer par des Africains dédiées à la cause des populations africaines. Pour ce faire, les dirigeants africains gagneraient à écouter leurs représentants présents dans la Diaspora et même à œuvrer pour la 5e région africaine se matérialise par une maison économique africaine dirigée par des représentants de la Diaspora. YEA.
12 novembre 2016.
© Afrocentricity Think Tank.
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Deutsche Welle Radio (La Voix de l’Allemagne)
Journaliste : Jean Fiacre Ndayiragije
Emission : Journal du Jeudi 3 Novembre 2016, Session du soir
Invité : Dr Yves Ekoué AMAÏZO,
E : yeamaizo@afrocentricity.info
Sujet : Le sommet Union Africaine – Turquie : des échanges toujours déséquilibrés
Ecouter : http://www.dw.com/fr/journal-17h-tu-031116-mp3-stereo/av-36253653
A partir de 16 mn 19 sec à 19 mn 15 mn.
Notes:
- Darras, R. (2016). ‘Sommet d’affaires Turquie-Afrique : Erdogan montre les muscles face à l’Occident’. In Jeune Afrique. 4 novembre 2016. Accédé le 9 novembre 2016. Voir http://www.jeuneafrique.com/371097/politique/sommet-daffaires-turquie-afrique-erdogan-montre-muscles-face-a-loccident/?=libye ↩
- World Bank (2016). World Development indicators 2016. The World Bank Group: Washington D.C. ↩